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Dossier [1/2] - Pandémies et conflits, un lien méconnu : comprendre l'impact des pandémies sur les relations internationales. Pourquoi les pandémies doivent redéfinir l’analyse géopolitique ?


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Ce dossier en deux parties est issu d’une conférence sur les liens entre géopolitique et pandémies [lien de la vidéo], tenue au printemps 2023.


INTRODUCTION

Dans un monde post covid-19, et à l’heure où le retour des conflits armés n’a jamais été aussi menaçant depuis la fin de la guerre froide, il semble intéressant de venir questionner le lien entre géopolitique et sureté sanitaire. Si certes, au départ, ces deux domaines ne semblent pas forcément se côtoyer, en réalité nous montrerons que les épidémies et les relations entre Etats ont en réalité toujours été liés. Considérant que les relations entre Etats sont gérées par la diplomatie, puis ensuite par les conflits armés, la menace pandémique parait très éloignée du sujet. Et pourtant l’on peut retrouver historiquement un lien d’interdépendance fort entre les pandémies et le concept de guerre par exemple. Soit parce que les épidémies, et nous reviendrons dessus, ont accompagné les conflits armés au travers de l’histoire (on dit souvent que les épidémies suivent les armées sur le champ de bataille). Soit parce que les épidémies pourraient même aller jusqu’à déclencher des conflits armés dans un avenir proche, et auraient d’ailleurs été à l’origine de certains conflits de notre histoire, voire pourquoi pas à l’origine de certaines civilisations guerrières, et c’est ce que nous essayerons de discuter dans notre deuxième partie de ce dossier consacré au lien entre géopolitique et pandémies. L’intention affichée étant ici de moderniser l’analyse des conflits au sein des relations internationales, et de démontrer que l’on ne peut concevoir une réflexion sur la géopolitique, ou encore les réflexions entourant la défense nationale, sans y intégrer la dimension sanitaire, rôle qui, selon nous, ne lui est pas encore été attribué dans la réflexion stratégique des démocraties occidentales. 

Reprenant les différentes définitions données par le français Yves Lacoste, ou encore Stéphane Rosière, la géopolitique nous permet d’étudier les rapports entre différents Etats, animés par des populations vivant sur des territoires, les menant à des luttes pour le contrôle d’un environnement permettant leur survie. Loin de l’image d’un Etat immatériel (on rappelle régulièrement en cours de science politique que personne n’a jamais « serré la main de l’Etat ») l’on pourrait dès lors considérer ces Etats comme de véritables êtres vivants, composés de cellules cherchant à survivre et à se développer dans un environnement naturel, et qui donc se retrouvent en concurrence dans cet environnement, face à d’autres êtres vivants qui eux aussi cherchent à survivre. En partant de cette définition, on peut probablement noter tout de suite les similitudes qui existent entre les structures étatiques (que l’on regarde par le biais des outils de géopolitique) et le monde de l’infiniment petit. Puisque les virus, les bactéries, et autres organismes cherchent eux aussi à survivre et à se développer, dans un environnement naturel, et se retrouvent également eux-mêmes en concurrence face à d’autres organismes qui cherchent à survivre, peu importe que l’on parle des plantes, des animaux, ou en ce qui nous concerne : des humains.

Que ce soit donc en géopolitique, ou dans l’étude de la médecine et des maladies infectieuses par exemple, dans les deux cas, il s’agit de l’étude de structures complexes, des organismes, qui cherchent à survivre dans un monde en constante concurrence. Et de là à considérer que la guerre est une maladie qui frappe les sociétés humaines, il n’y a qu’un pas. En sortant des sentiers battus, nous irons jusqu’à considérer ici que si la guerre est une maladie frappant les sociétés humaines, les sociétés humaines frappées par maladie risquent de finir en guerre. Et c’est justement le propos de notre étude. Cependant, simplement avancer la théorie selon laquelle il existe un lien d’interdépendance entre la guerre et les pandémies n’n’apporte pas grand-chose au débat, tant que nous n’essayons pas d’en faire une démonstration pour en apporter la preuve.


 Epidémies : entre coopération internationale et conflits entre Etats

Analysons les exemples récents d’épidémies, et notamment l’épisode Ebola, médiatisé en 2014. Même si le covid-19 est venu largement effacer de notre mémoire cet épisode pandémique, souvenons de ces images de femmes et d’hommes, infirmiers, médecins, qui partaient pour l’Afrique afin d’enrayer la propagation du virus Ebola dont la mortalité faisait trembler populations et gouvernements. L’épidémie a commencé officiellement en Guinée en décembre 2013, pour se propager rapidement aux pays voisins, notamment le Liberia, la Sierra Leone, et le Nigeria, pour finalement toucher plusieurs autres pays en Afrique de l’Ouest. A cette époque, la grande crainte des autorités sanitaires mondiales, et des gouvernements, étant de voir cette épidémie sortir de ces pays, potentiellement même du continent africain, pour venir s’implanter dans les pays occidentaux, ou pourquoi pas en Asie. Un tel scénario aurait été une véritable catastrophe pour l’humanité, avec un déséquilibre profond des sociétés autour du globe. Il est d’ailleurs très probable que si un tel scénario s’était produit, le Covid 19 et ses différents confinements nous paraitraient peu de choses en comparaisons, quand on connait le niveau de létalité du virus.

Sur cet exemple d’Ebola, il nous a été possible de voir et quantifier l’importance de la coordination internationale, via les gouvernements et les organismes comme l’OMS, pour mettre rapidement en place des équipes et faire parvenir matériels et renforts humains sur place. Il est d’ailleurs probable que la crise d’Ebola de 2014, si elle apparaissait aujourd’hui, serait encore plus rapidement prise au sérieux, compte tenu de l’expérience que nous avons tous vécu sur le covid 19. Au final les Etats ont réussi à contenir l’épidémie, qui aura tué « seulement » (accent est mis volontairement) 11 000 personnes, et qui sera déclarée comme terminée en 2016. Même si l’on observe régulièrement des réminiscences de ce virus.

Lorsqu'on interroge les experts pour leur demander pourquoi Ebola n'a pas réussi à se répandre aussi bien qu'a réussi le COVID-19, ces derniers considèrent que c'est d'abord parce que les gouvernements ont su réagir, que les mesures qui ont été prises étaient très strictes dans une région du monde qui est relativement isolée, mais également peu peuplée, ou en tout cas moins peuplé que la région de Wuhan ou à commencer le COVID-19, et que donc le vecteur humain était plus faible. Puisque rappelons le ici, un virus ne voyage pas seul, il a besoin d’un vecteur, qu’il soit animal ou humain. Nous retiendrons donc ici l’importance de certains facteurs comme la géographie et la démographie par exemple, et les liens existants ou préexistants entre Etats, et leur niveau de coopération et de préparation à ce genre de scenarii. Mais aussi que la plus grande « force » du virus Ebola est aussi sa plus grande « faiblesse » : sa létalité. Car plus un virus et foncièrement létal. Plus vite, il va tuer (malheureusement) son hôte. Ce qui va faire que cet hôte aura moins le temps et la capacité d'aller contaminer d'autres êtres humains ou d'autres animaux. Et la question de la létalité semble également cruciale, aux yeux des experts, dans la manière dont la plupart des pandémies se forment et se propagent au sein d’un environnement non contrôlé.

Ainsi, souvenons-nous de l’expérience EBOLA, plutôt couronnée de succès en ce qui concerne la capacité des Etats à juguler le problème, et à travailler de concert pour lutter contre cette potentielle pandémie, qui aurait pu avoir des effets catastrophiques. Pas de pandémie, pas de déstabilisation internationale, pas d’impact sur notre vie quotidienne dans le reste du monde. Malheureusement, c’est un tout autre scénario qui s’est produit 3 ans après seulement, en décembre 2019, lorsque la Chine annonce qu’une nouvelle maladie respiratoire encore inconnue, semble avoir passé la barrière de l’animal pour passer à l’être humain, c’est-à-dire une zoonose. Une maladie issue du monde animal, qui passe subitement la barrière des espèces pour s’adapter à un nouvel hôte : l’être humain. Insistons ici sur ce point car nous y reviendrons en fin de dossier.

Rapidement, la réaction du gouvernement chinois sera de mettre la région autour de Wuhan en « quarantaine ». Terme mal perçu à l’époque et qui sera remplacé, y compris en occident, par le terme « confinement ». Simple effort de communication politique, car le changement du mot ne changera absolument pas les méthodes. Confinement donc d’une région chinoise contenant une population de plus de 86 millions d’habitants. En comparaison la France représentait à l’époque 65 millions d’habitants, ce qui permet de donner une idée de l’échelle de la mesure. Malheureusement, contrairement à Ebola, la situation évolue très vite, le virus se répand, et même si 3 semaines auparavant l’OMS et le gouvernement français de l’époque nous expliquaient que le risque de pandémie mondiale était quasi nul, l’Europe est rapidement frappée et se retrouve avec des pays comme l’Italie mettant à leur tour en quarantaine la moitié, puis la totalité de leur territoire. Durant cette période de flottement, où l’incertitude règne tant dans les chancelleries qu’au sein des populations, il semble impensable pour beaucoup de citoyens français qu’un tel confinement des habitants chez eux est impensable. Après tout, l’image d’un peuple de révolutionnaires est encore très forte. D’autres ironiseront en avançant l’idée selon laquelle « de toute façon l’épidémie s’arrêtera à la frontière française comme pour le nuage de Tchernobyl ». Ou comme la peste noire en son temps, au moyen âge, qui devait s’arrêter en Provence suite à la construction du « mur de la peste ». Soulignons d’ailleurs à cette occasion que dans notre tentative de rapprocher l’analyse des pandémies et l’étude des conflits entre Etats, il n’y a pas que dans la conduite de la guerre que l’on a pu penser par le passé que construire un mur ou une enceinte fortifiée nous protègerait du mal. Le mur de la peste n’étant qu’une « ligne Maginot » face à une pandémie dont on ne comprend pas à l’époque le mode de propagation.

Quoi qu’il en soit, il ne faudra que quelques semaines à l’humanité pour rejoindre le sort des 86 millions de chinois confinés. Au moment du confinement global, plus de 3 milliards de personnes dans le monde ont reçu l’ordre de rester chez eux. Situation inédite dans l’histoire de l’humanité tout entière, parfois oubliée aujourd’hui. Il semble en effet difficile de se représenter l’organisation d’une telle décision prise à l’échelle mondiale. Evoquons seulement qu’à cet instant précis, c’est donc pratiquement un humain sur deux sur la surface de la terre, qui est enfermé chez lui. Un humain qui ne travaille pas, qui ne produit plus de richesse, qui ne récolte plus de nourriture, qui ne récolte plus aucune ressource (or, nickel, pétrole, platine, terres rares), qui ne fabrique pas de produits industriels (ordinateurs, voitures, machines agricoles, masques en papier, médicaments…), et donc une humanité qui vit littéralement sur ses réserves, ses stocks, ses économies. Si les anticapitalistes et autres acteurs luttant pour la décroissance pourraient s’en réjouir, cette situation pose un problème de taille. En effet, nous savons que chaque année, autour du mois de septembre environs, l’humanité se retrouve en pénurie alimentaire, car la production normale de l’ensemble des pays ne suffit pas à nourrir l’intégralité de la population mondiale. Il est aisé d’imaginer la dégradation rapide de la situation des stocks mondiaux avec un confinement de 3 milliards de personnes. L’économie est à l’arrêt complet, la production aussi, alors que pour autant, ces 3 milliards de personnes ont besoin de boire, de manger, d’acheter certaines denrées et objets pour assurer leur vie quotidienne, et même leur survie. Et si une telle situation devait être amenée à se poursuivre sur un temps long, cela serait un véritable problème pour la survie de l’intégralité de l’humanité, soit à l’époque plus de 7 milliards d’habitants.

Ainsi dans l’hypothèse d’une pandémie de type Ebola (ou un peu moins létale), avec une propagation de type Covid-19, aurait probablement pour effet (au-delà des victimes directes de la maladie) de créer une déstabilisation profonde de nos sociétés, et probablement de créer par une réaction en chaine un nombre incalculable de victimes collatérales, non pas à cause du virus, mais à cause de la désorganisation du commerce, de la production agricole, ou encore de l’industrie mondiale. Dès lors pourrions nous voir apparaitre très rapidement des famines, provoquant des morts, des déstabilisations politiques, et une désorganisation globalisée. Le virus Covid-19 a d’ailleurs en son temps provoqué plusieurs famines sur le continent africain.

Tels sont donc les réalités d’un confinement mondial, que l’on a probablement (du moins, d’après nous) malheureusement oublié rapidement, que ce soit dans le discours politique ou le traitement médiatique à l’époque, au profit de savoir plutôt à quelle date les restaurants, bars, et autres lieux touristiques allaient rouvrir, afin de reprendre un rythme de vie « normal ». Cette préoccupation aura malheureusement eu pour effet néfaste d’occulter les enseignements cruciaux qu’il fallait retenir sur l’impact d’une telle pandémie, notamment sur la capacité des Etats et des sociétés humaines à organiser leur survie, et maintenir en état de fonctionnement les organes vitaux de nos sociétés.

Certes, le Covid-19 a été mortel (près de 7 millions de morts dans le monde après 3 ans de pandémie[1]), mais cela n’est rien comparativement au risque d’une pandémie issue d’un virus plus virulent encore, comme Ebola dont nous parlions précédemment. Et un simple masque de tissus ne suffirait alors pas à la population mondiale pour retrouver une liberté au sein de l’espace public, et un retour progressif à la vie « normale ».

Ainsi, au-delà de la létalité du virus, dont l’étude relève bien évidemment du travail extraordinaire des experts en maladies infectieuses, au-delà des questions biologiques entourant les pandémies qui, là encore, sort de notre champ de compétences, il ressort cette fois de notre responsabilité, en tant qu’observateurs de la vie politique, experts en analyse des conflits mondiaux, et autres spécialistes des relations internationales, de nous interroger. Aussi devons nous poser la question suivante dans l’espace académique, gouvernemental, mais aussi public : à quel niveau, quelle profondeur même, nos sociétés peuvent rentrer dans une phase de désorganisation totale, d’incapacité à assurer la sécurité et la survie des populations qui ne peuvent plus sortir dans le monde pour continuer à produire, conduisant à un risque potentiel d’anarchie et de désorganisation mondiale. A ce titre, souvenons-nous brièvement d’un début protestation aux Etats-Unis, où le confinement aura poussé certains citoyens à venir protester, parfois les armes à la main, devant les sièges du pouvoir des Etats fédérés pour réclamer leur liberté (par la force s’il le fallait) de sortir de chez eux. A un niveau plus macro, une telle situation de crise, telle que l’on a connu avec le covid 19, a tout de suite créé et on peut le comprendre, un état de tension entre les gouvernements. Des affrontements et échanges verbaux très vifs sont rapidement apparus entre les pays. D’abord parce que les pays producteurs de certains médicaments, ou masques de protection, principalement asiatiques, ont décidé de bloquer les exportations et de conserver les stocks disponibles pour leur usage propre. Ce qui a posé, dans le débat public, la question de la « souveraineté nationale » sur la question sanitaire. L’apparition ici encore du lien entre la géopolitique et la sureté sanitaire mérite d’être souligné. Si auparavant la souveraineté de notre Etat résidait dans notre capacité à fabriquer des armes durant la guerre froide, en 2019 la souveraineté c’était tout simplement de pouvoir fabriquer des masques en papier filtrant, du Doliprane, ou encore des respirateurs artificiels.

Autres affrontements sur la base du Covid 19, souvenons-nous au début de la pandémie des vives protestations par exemple du gouvernement chinois à l’égard des pays européens qui souhaitaient annuler les vols en direction et en provenance de chine, dès janvier 2020. Les ambassades chinoises et le ministère des affaires étrangères soulignaient aux gouvernements européens, parfois de manière vindicative, l’impact négatif que de telles mesures auraient sur les relations sino-européennes. Souvenons enfin, près de 3 ans après le début de la pandémie, l’embarras de l’Italie, l’Allemagne ou encore la France pour décider si oui ou non il fallait stopper les vols en provenance de chine, lors de la reprise du virus à l’automne 2022 en chine.

Ainsi il convient de considérer ici le virus Covid-19 comme élément perturbateur des relations internationales et diplomatiques. Preuve s’il en est que les pandémies deviennent un élément central à prendre en compte en ce qui concerne la géopolitique. Rappelons également à cette occasion une tension internationale très forte durant la pandémie, lorsque les USA accusèrent le gouvernement chinois d’avoir tenu secrète le début de la pandémie covid 19, qui serait selon Washington à cette époque probablement issue d’une fuite du virus en provenance d’un laboratoire P4 à Wuhan, localisé juste en face du marché considéré comme l’épicentre de la pandémie, alors que de l’autre côté la Chine déclarait publiquement que le virus était potentiellement d’origine américaine, et rapporté par des militaires américains. Lorsque l’on connait les tensions existantes entre les USA et la Chine depuis plusieurs années, il est aisé de comprendre à quel point les relations déjà dégradées peuvent encore plus se détériorer autour des questions pandémiques, surtout lorsqu’elles mettent à mal l’économie et la stabilité d’une société humaine. Une telle situation pose d’ailleurs un problème de taille, compte tenu de la coopération essentielle entre Etats pour juguler ce type de pandémies.

Plus largement, l’apparition de telles pandémies s’invite dans la cristallisation des conflits armés qui n’ont, a priori, aucun rapport avec le virus Covid-19. Ainsi, plusieurs théories relayées par des médias et responsables politiques russes évoqueront l’idée selon laquelle la pandémie serait issue de l’armée américaine, qui se serait servie de laboratoires secrets cachés en Ukraine, venant ainsi justifier une fois de plus l’opération spéciale russe lancée en février 2022. Outre le bienfondé extrêmement discutable de ces allégations, retenons simplement ici que l’argument de la pandémie est avancé dans le cadre de l’apparition (voire même la justification) de conflits, aujourd’hui régional (localisé à l’Ukraine), mais demain, pourquoi pas, entre deux superpuissances telles que la Chine et l’Occident.

Ainsi, il convient de considérer désormais, dans nos réflexions stratégiques de défense et de sécurité, que de notre capacité à prévoir et enrayer dès le départ une épidémie (avant qu’elle ne se transforme en pandémie) va dépendre potentiellement l’avenir du monde et le déclenchement d’un conflit futur. Sans que cela signifie bien évidemment pour nous d’ignorer la capacité des Etats souhaitant véritablement s’affronter, à trouver ou créer toute autre mobile présenté comme « légitime » pour justifier une entrée en guerre.

En substance, il nous semble que la sureté sanitaire, c’est-à-dire la capacité à mettre en place des politiques et des institutions de surveillance sanitaire, et d’organisation face à un risque de pandémie, peut et doit être aujourd’hui une véritable question de géopolitique, et de défense nationale. Et donc par suite, empêcher la désorganisation internationale que nous avons pu connaitre lors du Covid-19, et potentiellement des conflits militaires liés à cette pandémie. Une telle réflexion semble essentielle, du moins pour les pandémies futures, car il ne fait aucun doute que d’autres pandémies auront lieu, que ce soit à la suite d’une zoonose, d’une mutation d’un virus actuel, ou de l’apparition de maladies encore inconnues issues de la fonte du permafrost suite au changement climatique. Précisons ici que notre but n’est bien évidemment pas de faire d’analyse prémonitoire en matière de maladies infectieuses, domaine qui outrepasse nos compétences, mais simplement parce qu’il nous est possible d’évoquer un scenario de retour à une pandémie mondiale, tout simplement parce qu’il en a toujours été ainsi. En effet, l’histoire de l’humanité est jonchée de pandémies qui viennent s’enchainer les unes à la suite des autres. Et cette remarque peut être étendue également à l’avènement de la guerre. Ainsi il ne s’agit pas de prédiction ici, mais simplement de l’observation de nos connaissances historiques, et des enseignements à retirer, pour mieux appréhender les risques futurs.


Guerres et pandémies : un lien multimillénaire ?

L’histoire semble jonchée d’exemples venant soutenir l’idée du lien indéfectible entre guerres et pandémies. Et il est d’ailleurs inutile de remonter bien loin pour s’assurer de cette corrélation, puisque la pandémie la plus marquante pré covid-19 n’est autre que la fameuse « grippe espagnole » de 1917. Nous indiquons ici 1917 à dessein. En effet, dès 1914 démarre le premier conflit mondial, qui sera l’un des plus meurtriers de l’humanité, s’affrontant dans une guerre des tranchées. Pour rappel, la première guerre en quelques chiffres, c’est d’abord 4 années de conflit, 10 millions de soldats morts de part et d’autre, 7 millions de civils morts, soit 17 millions de personnes tuées. C’est également 20 millions de blessés ou mutilés. Pour un total d’environs 37 millions de personnes qui ont donc été directement touchées dans leur chair par la guerre. La grippe espagnole, qui sévira principalement à partir de 1918, aux sorties de la guerre, provoquera quant à elle (selon les estimations les plus optimistes) près de 100 à 200 millions de morts (chiffres qui sont difficilement vérifiables en l’état actuel des connaissances)

Ainsi, la pandémie a été bien plus dévastatrice encore que les 4 ans de conflits qui l’ont précédé, entre toutes les Nations du monde. Mais là encore, le lien entre pandémie et guerre peut être opéré. En effet, nous indiquions précédemment que la grippe « espagnole » remontait potentiellement à 1917, car plusieurs travaux récents évoquent l’idée selon laquelle la grippe ne provenait pas d’Espagne, mais serait issue, selon certains chercheurs, de chine. Les conditions sanitaires déplorables dues à la guerre des tranchées auraient facilité la propagation de la maladie au sein de l’Europe. Ainsi, sans guerre mondiale, la pandémie n’aurait peut-être pas atteint une telle sévérité. Plus encore, d’autres travaux suggèrent que l’apparition de la maladie prendrait source dès 1917 aux USA, sur des individus jeunes et en pleine santé dans les baraquements militaires américains, au sein des camps d’entrainements des nouvelles recrues que l’on formait pour les envoyer au front européen dans les tranchées afin de terminer plus vite la guerre et repousser les Allemands à 70km de Paris. La théorie ici serait que l’arrivée de militaires américains, contaminés entre eux dans les camps d’entrainements, qui auraient apporté la maladie au sein des tranchées. A la fin de la guerre, en rentrant chez eux, chaque soldat survivant européen aurait dès lors propagé jusqu’au dernier petit village la maladie, provoquant une vague 5 à 10 fois plus mortelle que le conflit qui venait de se terminer. Une fois de plus, le lien entre surveillance sanitaire, conflits armés, et géopolitique est flagrant ici.

Si l’on remonte plus encore dans l’histoire des conflits mondiaux, on découvre que certaines épidémies étaient créées volontairement. Ainsi, plusieurs historiens évoquent quelques épisodes durant le moyen âge au cours desquels l’usage de cadavre en décomposition (d’animaux ou d’humains) étaient catapultés directement au sein des villes assiégées, en espérant que ces derniers viendraient contaminer les habitants enfermés dans les remparts, afin qu’ils finissent par signer plus rapidement leur reddition. Version archaïque de ce que l’on considèrerait aujourd’hui probablement comme une arme « bactériologique » s’il en est. Aussi l’idée même de guerre bactériologique symbolise probablement l’union parfaite entre les concepts de pandémie et de sureté sanitaire d’un côté, et de la guerre et des conflits géostratégiques de l’autre.

Il nous est possible d’évoquer également les ravages provoqués par les armées espagnoles en Amérique du Sud. Les populations amérindiennes ayant été finalement bien plus décimées par les maladies apportées par les premiers européens, que par la force de la poudre ou des épées des conquistadors, dont le nombre restait limité sur le nouveau continent. En effet, l’armée espagnole de Cortès lors du débarquement en Amérique du Sud ne dépassait guère 700 à 900 soldats. Soit un contingent qui semble bien restreint pour conquérir un continent tout entier, et affronter l’intégralité de l’empire Aztèque, alors constitué de 15 à 20 millions d’habitants selon les estimations. Sans le renfort de la maladie, il semble peu probable de mettre à genoux une population aussi nombreuse avec moins de 1 000 soldats, aussi avancée que puisse être leur armement à cette époque.

Remontons encore plus loin dans l’histoire, pour découvrir que la maladie suit les armées en campagne, et ce depuis des millénaires. D’abord, parce que la guerre fait bien évidemment des morts, mais aussi des blessés, et que par suite les maladies se propagent plus vite dans des conditions sanitaires dégradées. Ensuite, parce que comme nous le rappelions en introduction, les maladies ne se déplacent pas seules, elles ont besoin d’un vecteur, qu’il soit animal (oiseau, chauve-souris, pangolin, etc.) ou humain. Et une armée qui traverse un continent d’un bout à l’autre en quelques mois ou années, représente potentiellement un vecteur important, surtout dans des territoires encore inexplorés. Mais aussi parce que pour déplacer une armée, surtout il y a plusieurs siècles ou plusieurs millénaires, il fallait impérativement suivre les points d’eau. Il faut en effet de l’eau pour le ravitaillement des armées, pour abreuver les animaux tractant chariots, matériels et nourriture, ou encore pour être en mesure de refroidir les canons pendant la bataille. Ainsi donc, en tant que stratège militaire, vous devez impérativement avancer en suivant les points d’eau sur votre carte. Et, si l’ennemi est malin, il enverra des cavaliers pour empoisonner tous les points d’eau qui se trouvent entre vous et lui, afin de ralentir votre progression, ou décimer l’intégralité de vos armées par la maladie, avant même que vous n’arriviez au pied de ses remparts. De sorte que l’épidémie précède l’armée au lieu de la suivre.

Citons enfin la difficulté pour certaines armées étrangères, à faire face aux maladies sur un terrain qui leur est inconnu. Que ce soit les militaires américains au Vietnam, ou encore les armées européennes durant l’épisode des saintes croisades et qui étaient poursuives par la dysenterie au moyen âge.


 CONCLUSION

Cette étude met en lumière les liens profonds entre géopolitique, sécurité sanitaire et le risque de pandémie. Historiquement, les pandémies ont souvent été intrinsèquement liées aux conflits et mouvements militaires, créant une interdépendance entre santé et relations internationales. Les exemples d’épidémies contemporaines tels qu’Ebola et surtout le Covid-19 illustrent bien comment les pandémies ont non seulement des répercussions sanitaires mais entraînent également des tensions et coopérations entre États, bouleversant l’économie, les politiques de souveraineté nationale et même les équilibres stratégiques globaux.

Le Covid-19, par exemple, a démontré combien une pandémie peut agir en tant qu’élément perturbateur des relations diplomatiques, provoquant des affrontements verbaux entre États, une compétition acharnée pour l’accès aux ressources médicales et une redéfinition de la souveraineté en matière de sécurité sanitaire. Ces pandémies soulignent également les vulnérabilités de nos sociétés modernes face à des menaces sanitaires qui ne cessent de resurgir dans un monde de plus en plus globalisé et interconnecté.

L’interaction entre conflits et pandémies, observable depuis la peste noire jusqu’à la grippe espagnole et le Covid-19, rappelle aussi que les pandémies exacerbent les tensions existantes, amplifiant ainsi les risques de désorganisation et de conflits. Cet aspect appelle à intégrer pleinement la dimension sanitaire dans la réflexion stratégique des États modernes, non seulement pour répondre aux crises sanitaires mais pour préserver la stabilité internationale face à ces menaces persistantes. À mesure que de nouvelles pandémies surgiront, l’importance d’une approche préventive et coordonnée deviendra essentielle pour éviter que les crises sanitaires ne dégénèrent en crises géopolitiques et militaires.

Enfin, la prévention et la gestion des pandémies ne sont plus seulement des enjeux sanitaires, mais des questions centrales pour l'analyse en relations internationales, l’étude des conflits et la géopolitique. L'étude des pandémies en tant que facteurs géopolitiques encourage aussi la mise en place de mécanismes de résilience commune, qui renforcent non seulement la préparation individuelle des nations mais favorisent une réponse solidaire et coordonnée. Ainsi, si l’on souhaite préserver la stabilité des institutions politiques à travers le globe, il est impératif que la santé soit intégrée désormais aux réflexions stratégiques et aux politiques de défense nationale, notamment au sein de nos démocraties occidentales.


Auteur de la publication:


Adrien MANNIEZ

Docteur en Science Politique

Chercheur politiques publiques, analyse de l'Etat, relations internationales et des politiques de défense.

Consultant et conférencier, il est également fondateur de l'institut InSight.





[1] Covid-19 : trois ans après, combien de morts dans le monde ?

Institut InSight 17 novembre 2024
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