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La réélection de Donald Trump à la Maison Blanche en novembre 2024 plonge l’intégralité des dirigeants européens dans une réflexion forcée et hâtive quant à la défense du continent, face aux menaces directes en provenance de Russie, mais également indirectes, avec notamment l’augmentation fulgurante du rayon d’action des lanceurs nucléaires nord-coréens, capables aujourd’hui selon les experts de frapper ses ennemis, y compris le continent Européen et la France.
Dans ce contexte de recomposition de l’ordre mondial enclenché depuis la fuite de l’armée américaine en Afghanistan à l’été 2021, que pouvons-nous attendre, espérer, ou imaginer, du magnat Trump reconverti en chef militaire de la plus puissante armée du monde ?
Replongeons-nous au début de la campagne, lorsque Donald Trump, alors candidat à la présidence américaine, avait indiqué son plan d’action sur l'OTAN, déclarations ont créé à l’époque la stupeur au sein des membres de l'Alliance Atlantique. Le 10 février, en plein meeting pour l’élection du futur représentant du parti républicain aux prochaines élections à la présidence, D. Trump est revenu sur une discussion avec les dirigeants des pays membres de l’OTAN alors qu’il était encore à la Maison Blanche :
« Avec l'OTAN, je les ai fait payer. L'OTAN était à plat jusqu'à ce que j'intervienne. J'ai dit que tout le monde devait payer. Ils ont demandé : "Eh bien, si nous ne payons pas, nous protégerez-vous toujours ?" J'ai répondu : "Absolument pas. […] En fait, je les encouragerai à faire ce qu'ils veulent. Vous devez payer vos factures". Et l'argent a commencé à affluer. »
Les réactions officielles n’ont pas tardé. L’actuel locataire de la Maison Blanche, Joe Biden, lui aussi en campagne pour sa réélection (avant de laisser la main à sa vice-présidente Kamala Harris) avait alors déclaré :
« Le fait que Donald Trump avoue qu'il compte donner le feu vert à Poutine pour davantage de guerre et de violence, pour continuer son assaut brutal contre une Ukraine libre et pour étendre son agression aux peuples de Pologne et des États baltes est affligeant et dangereux ».
Le Secrétaire de l’OTAN, Jens Stoltenberg, quant à lui avait indiqué qu’une telle déclaration : « sape notre sécurité à tous, y compris celle des États-Unis, et expose les soldats américains et européens à un risque accru ».
Désormais élu, la crainte semble s’être emparée des chancelleries européennes. Le Président français Emmanuel Macron, au lendemain de l’élection américaine, a pris la décision de réunir les ministres de la défense français et allemands pour préparer la réaction. Dans la foulée, le nouveau secrétaire de l’OTAN Mark Rutte est invité à l’Elysée pour parler de la sécurité en Europe. L’idée que les Américains reculent en Europe, voire se retirent de leurs engagements Otaniens, n’est désormais plus un tabou et se retrouve évoqué quotidiennement dans le discours des experts militaires sur les différents plateaux TV.
Dès lors, il nous a semblé légitime de nous intéresser aux éléments disponibles actuellement, pour analyser ces craintes et dépasser le simple discours anxiogène annonçant le retrait des USA des engagements Otaniens, qui semble parfois manquer d’une démonstration solide pour se contenter d’une simplification du discours politique américain actuel, sur la base de simples déclarations de campagne en vue de séduire l’électorat américain. Ainsi, au-delà du traitement médiatique qui a pu être fait sur cette déclaration tonitruante (dont le magnat américain a le secret) de février 2024, il convient de prendre du recul pour tenter de comprendre le projet de Donald Trump en matière de sécurité et de défense, notamment concernant l’Europe.
L’OTAN existe-t-elle encore ? Les dysfonctionnements au sein de l’Alliance Atlantique ont fait l’objet de nombreuses déclarations ces dernières années. On se souvient du discours d’Emmanuel Macron parlant de l’OTAN en état de mort cérébrale, alors que l’un de ses membres (la Turquie) menaçait ses partenaires de défense. Mais à cette époque, l’Europe était encore en paix (relative) sans un conflit à ses portes. Le contexte géopolitique actuel donne une dimension nouvelle aux déclarations du candidat Donald Trump. La Russie ayant attaqué son voisin le plus proche, et menaçant régulièrement les Etats européens membres de l’OTAN, l’idée d’une Amérique non interventionniste recluse sur son île-continent a de quoi inquiéter, ou du moins, poser plusieurs questions existentielles.
L’abandon du continent européen, nouvelle folie de Donald Trump ?
A la lecture des déclarations de février 2024 du candidat républicain, la première réaction des experts et observateurs ou commentateurs politiques fut de supposer la folie. Nombre d’experts n’hésiterons pas d’ailleurs à faire cette analyse « à la canada dry » sur les plateaux télévisés des chaines d’information en continue. Donald Trump y est régulièrement décrit comme « un fou », ou encore un « allié de poutine » avec qui il entretiendrait encore des relations directes[1], ou de manière plus fine comme « reprenant la politique isolationniste des USA du temps de Roosevelt ». Dans tous les cas, peu importe le mobile retenu parmi la liste précitée, selon les experts, se retirer de l’OTAN et laisser l’Europe seule face à la menace russe serait dans l’intérêt du magnat américain.
Le traitement médiatique entourant la « folie » supposée de Donald Trump est abondant. Mais dire qu’une personne est atteinte de folie dès lors qu’on ne comprend pas sa logique, conduirait à traiter de fou un joueur de football américain durant un match de super bowl, simplement parce que l’on ne comprend ni les règles du jeu, ni la logique de l’entraineur de l’équipe. Ainsi, déclarer le candidat de 78 ans « fou » parce qu’on ne comprend pas ses motivations ou son comportement ne semble pas suffire lorsque l’on souhaite analyser un sujet aussi complexe que la question militaire. Les plus grands stratèges ne sont-ils pas passés pour fous aux yeux de leurs adversaires lors des plus grandes manœuvres ? Alexandre le Grand durant sa charge de cavalerie à Gaugamèles, ou Napoléon abandonnant le plateau de Pratzen, ont sans aucun doute été considérés comme fous par leurs adversaires. Et pourtant, ils ont réussi ces manœuvres décisives justement parce qu’elles ont été considérées comme des erreurs stratégiques par leurs adversaires. Sans vouloir bien évidemment hisser au rang de ces grandes figures de l’histoire l’ancien / futur locataire de la Maison Blanche, gardons-nous cependant de reproduire les erreurs de jugement du passé en essayant de dépasser le simple argument simpliste de la folie.
Sans revenir sur les différentes déclarations ubuesques de Donald Trump auxquelles nous avons pu assister cette dernière décennie, partons ici de l’hypothèse inverse proposé sur les plateaux, en considérant que le candidat républicain est sain d’esprit. Que l’on apprécie ou non le phénomène politique qu’il incarne, et au-delà de toute considération politique, imaginons un instant que pour construire, diriger, et faire prospérer une fortune aussi colossale que la sienne, réussir à gagner la présidence des Etats-Unis d’Amérique en 2016, et parvenir à convaincre en 2024 l’électorat américain au point de gagner le grand chlem des 7 Etats clefs, et fournir à son camp la majorité à la chambre des représentants, au sénat, ainsi que la majorité des postes de gouverneurs d’Etats fédérés et gouvernements locaux, il faut probablement être doué d’un certain talent et d’une certaine intelligence. Ou à minima être est assez doué pour savoir s’entourer de personnes assez intelligentes pour nous conseiller et prendre les bonnes décisions à notre place. Rappelons d’ailleurs à cette occasion qu’aux Etats-Unis, le Président une fois élu est accompagné d’une administration colossale de près de 4 000 personnes nommées à la discrétion de la Maison Blanche dès l’entrée de son nouveau locataire, et dont la composition est renouvelée tous les 4 ans. Cette armée de conseillers et membres administratifs est chargée de l’éclairer et de l’aider à prendre les décisions qui s’imposent. Le poids de certains conseillers dans le processus décisionnel est tel que l’on pourrait se demander parfois si certaines décisions reflètent réellement la volonté du Président en exercice, qu’il soit Démocrate ou Républicain, ou celle de ses conseillers les plus proches. Enfin, il arrive que certains conseillers se retrouvent reconduits dans leurs fonctions d’un Président à l’autre, et ce de manière trans-partisane, de sorte qu’ils soient en mesure d’influer sur la politique américaine sur un temps long. En France certaines tendances peuvent également être observées dans le cadre de l’étude des élites programmatiques[2]. Cependant la France, du moins jusqu’à ces dernières années, assistait à un turn over moins important au sein de ses ministères. Cette spécificité tendrait d’ailleurs à disparaitre avec la suppression de certains organismes comme l’ENA.
Quoi qu’il en soit, désormais délesté du poids de l’explication par la folie (qui semble impérative), lentille venant troubler l’analyse de la majorité des commentateurs, et partant désormais du postulat inverse selon lequel le candidat Républicain n’est pas atteint de démence, il nous faut désormais envisager sa pensée en essayant de nous demander : si j’étais Donald Trump, nouvellement élu, comment est-ce que je réagirais ?
Abandonner l’Europe, une motivation politique et idéologique pour Trump ?
Tentons une approche psychologisante. Donald Trump est un entrepreneur, homme d’affaire, et un habitué de la téléréalité. Son comportement, ses décisions, la manière dont il se met en scène, ou encore sa vision du monde, sont autant d’éléments imprégnés de sa vision mercantile. Un évènement historique nous en donne la preuve. Lorsque le 30 juin 2019, Donald Trump a rencontré son homologue nord-coréen, il est devenu le premier président américain à mettre un pied en Corée du Nord. Dans de telles circonstances, en lieu et place de l’homme d’affaire, on pourrait facilement imaginer Ronald Reagan ou encore Barack Obama souligner le caractère historique du moment, et de l’importance politique (et idéologique) que le rapprochement des Etats-Unis d’Amérique avec la Corée du Nord communiste représente pour le monde. Pourtant, Trump parlera dès 2018 de la "beauté" des plages nord-coréennes et de leur potentiel touristique. Il ira même jusqu’à suggérer ensuite la construction d'hôtels et de complexes touristiques sur les plages nord-coréennes comme une opportunité d'investissement pour les entreprises américaines. Ces déclarations seront largement commentées dans les médias, car elles représentaient un changement notable dans la façon dont les présidents américains envisageaient les relations avec la Corée du Nord, en mettant l'accent sur les possibilités économiques plutôt que sur les questions strictement politiques et sécuritaires.
Même si nous connaissons la suite des évènements aujourd’hui, et qu’aucun accord de ce type n’a été conclu (pas plus que les accords sur le désarmement nucléaire nord-coréen n’ont été couronné de succès), cet évènement doit nous éclairer sur la « vision du monde » de Donald Trump. Ce dernier semble envisager chaque situation, chaque conflit, chaque problème politique en tant qu’homme d’affaire, et non pas en tant qu’homme politique. De la même manière, lorsqu’en 2019 Trump envisage de faire du Groenland le 51e Etat d’Amérique[3], il propose de le racheter au Danemark. Bien que totalement improbable, il aurait été concevable pour nous autres observateurs politiques d’envisager pour les USA une annexion d’un nouveau territoire par le biais d’une conquête militaire. Ou encore de passer par une autodétermination des peuples en se lançant dans une tentative de séduction des habitants du territoire visé, les poussant à réclamer un référendum d’auto-détermination. Rationnellement, aucune de ces deux solutions en 2019 n’auraient été applicables, ni même n’auraient permis aux Etats-Unis d’annexer le territoire du Groenland, certes. Mais pas plus que la proposition de rachat auprès du Danemark n’avait cependant plus de chances de réussir.
En réalité, et c’est là l’enseignement principal de notre analyse, la raison qui pousse Donald Trump à faire cette proposition de rachat réside dans le fait que les autres solutions étaient soit politiques, soit militaires. Or, en tant qu’hommes d’affaire, il ne semble envisager le monde que par l’unique prisme du « business ». D’ailleurs, lorsqu’il parle de sa volonté de ne pas défendre les européens face à une potentielle agression russe, il ne fait mention que de lignes budgétaires. Le prisme de l’économie ressort ici encore. Cette vision « non politique » est encore plus frappante lorsqu’on la compare, par exemple, avec celle de Joe Biden en février 2022 indiquant (quelques jours à peine avant l’opération spéciale russe) qu’aucun « G.I. américain » n’ira « mourir en Ukraine ».
Etant désormais délestés du biais d’analyse brandi par tant d’experts et commentateurs sur l’explication par la folie de Donald Trump, et reprenant la thèse défendue dans notre dossier, selon laquelle ce dernier ne conçoit les problèmes non pas sous un prisme politique, mais sous une vision du monde profondément imprégnée de son passé d’homme d’affaire, nous pouvons tenter d’analyser sous un angle nouveau ses déclarations concernant l’OTAN.
- Est-ce que Donald Trump a intérêt à encourager la Russie à attaquer les Etats Européens ?
Est-ce que les Etats-Unis, gouvernés par le Président Donald Trump, ont vraiment un intérêt à encourager la Russie à attaquer ses alliés de l’OTAN ? La réponse est bien évidemment non.
D’abord parce que les relations commerciales entre l’Amérique et l’Europe représentaient près de 870 milliards d’euros en 2022[4]. S’il est vrai que le programme politique trumpiste, ayant donné naissance au mouvement MAGA (make america great again), suppose un retour rapide à une économie américaine autosuffisante cachée derrière un mur protecteur (qu’il soit fait d’Océan, ou construit à la frontière mexicaine), en réalité « l’île nord-américaine » ne peut que difficilement se passer d’un tel marché.
Ensuite, parce que le marché de l’armement américain en Europe est également colossal. En 2022 il représentait près de 345 milliards de dollars US[5] soit une augmentation de 13% suite à l’attaque Russe sur l’Ukraine. Certains avanceraient l’idée ici que pousser la Russie à attaquer les pays de l’OTAN serait donc dans l’intérêt de Donald Trump, afin d’augmenter ses ventes. Certes la guerre en Ukraine profite actuellement à l’industrie d’armement américaine. Cependant, rappelons ici que la raison pour laquelle les pays européens sont plus souvent enclins à acheter des avions F-16 ou F-35 américains plutôt qu’un Rafale français ou un Eurofighter, c’est entre autres pour l’interopérabilité avec leur allié américain par le biais de l’OTAN. Sans OTAN, l’intérêt porté à l’encontre du matériel vendu sur étagère par l’Oncle Sam disparait totalement. Notons enfin que le marché de l’armement, autrefois dominé par l’Amérique et l’Union Soviétique, devient de plus en plus concurrentiel. Et les Etats européens jouent un rôle grandissant puisqu’ils viennent de doubler leur vente d’armes à l’international, juste derrière les Etats-Unis[6]. La France se place d’ailleurs devant la Russie, reléguée à la 3eme place du classement mondial de vente d’armes. La disparition de l’OTAN signifierait donc un recul important de l’industrie de l’armement de Donald Trump, cantonnée elle aussi à son « île nord-américaine », en dehors de quelques ventes d’armes en Asie ou au Moyen Orient (fortement concurrencée par l’Europe là aussi). L’isolationnisme trumpiste isolerait également son complexe militaro-industriel de marchés conséquents.
Enfin, d’un point de vue purement stratégique, Donald Trump rappelle régulièrement dans ses déclarations que la véritable menace pour l’Amérique et ses intérêts n’est pas la Russie (considérée d’ailleurs par son prédécesseur Barack Obama comme une simple « menace régionale » de puissance moyenne), mais bien la Chine, empire multimillénaire qui ambitionne de prendre une place centrale dans l’ordre mondial.
Une menace d’abord économique, puisque la Chine prévoit de devenir avant la moitié de ce siècle la première puissance économique mondiale, détrônant ainsi les USA. Certes, la pandémie issue du Covid-19 a fortement impacté les économies mondiales, et en première ligne la Chine. Certes cette dernière essuie l’effondrement de son marché immobilier. Cependant les déclarations du parti communiste chinois soulignent encore et toujours son ambition de faire de la Chine, au détour des années 2030, la première puissance économique devant les USA.
Une menace militaire ensuite, puisque la Chine augmente ses dépenses militaires à une cadence soutenue. Avec près de 214 milliards d’euros en 2024, le budget militaire chinois est en augmentation de plus de 7%[7]. Même si cela reste 3 fois moins que le budget militaire global américain, l’ambition de Xi Jin Ping de voir la Chine devenir le gendarme du monde est affichée[8]. Sans parler du développement et de la modernisation de l’arsenal nucléaire chinois, évoluant plus vite que les prévisions de Washington[9], et visant les 1000 têtes nucléaires opérationnelles avant 2030. Tout ceci se déroulant dans un contexte de tensions entre les USA et la Chine autour de la question Taïwanaise.
Dans ces conditions, il semble peu opportun pour l’Amérique d’affaiblir son flanc Est en perdant le soutien de ses alliés européens. L’hypothèse de Trump se désengageant de ses obligations vis-à-vis des alliés otaniens semble donc irrationnelle, tant du point de vue stratégique qu’économique (et l’on connait désormais l’importance de cette dernière dimension pour le Président américain). Pas plus qu’il semble réaliste d’imaginer les Etats-Unis pousser la Russie à la faute en l’incitant à attaquer les Etats européens, mettant en difficulté la toute puissance américaine aux yeux du monde, tout comme sa capacité (ou sa volonté ?) à tenir ses engagements défensifs à l’égard de ses alliés (notamment coréens, taïwanais et japonais). Une telle image ne viendrait que renforcer la volonté chinoise de défier l’imperator américain, tout comme le retrait d’Afghanistan en 2021 avait conforté les velléités russes sur son voisin ukrainien.
Mais là encore, il ne faut pas y voir une motivation politique, mais bien économique.
Menaces envers les alliés otaniens, un intérêt économique : Quand Donald Trump transforme l’appareil militaire américain en Société Militaire Privée
Rappelons brièvement ici que la création de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord est issue des décombres de la Seconde Guerre Mondiale. Après deux conflits européens dans lesquels les USA ont dû intervenir pour y mettre fin, ces derniers craignent de voir une nouvelle fois leurs partenaires européens envahis (cette fois ci par les armées soviétiques arrêtées à Berlin) et devoir débarquer, une nouvelle fois, sur le vieux continent. Afin d’éviter une telle situation, les Etats-Unis renforcent leur présence, ainsi que la résilience de leurs alliés. Le but étant qu’en cas d’attaque du pacte de Varsovie, les armées européennes et les troupes américaines présentes sur le sol puissent retarder suffisamment l’invasion Soviétique afin de disposer d’assez de temps pour venir débarquer ses armées en Europe de l’Ouest. L’intégralité du dispositif militaire européen en garde à ce jour la marque. Ainsi, le char Leclerc français avait-il pour seul but d’abattre 3 à 4 chars soviétiques avant d’être lui-même détruit, et ce en vue de ralentir la progression de l’armée ennemie[10]. Le cahier des charges du Leclerc était clair à ce sujet. La guerre froide s’étant installée, c’est tant sur la base de considérations stratégiques (militaires) qu’idéologiques (la défense du bien contre le mal, ou du capitalisme contre le communisme) que les Etats-Unis d’Amérique viendront soutenir la vieille Europe, avec en arrière-plan un sentiment de « devoir » pour le gendarme du monde à l’égard de ses alliés. Les considérations politiques, idéologiques et militaires (en plus de l’opportunité économique que représentait la reconstruction de l’Europe à la sortie de 1945) venaient motiver l’action de Washington.
Mais comme nous l’avons vu précédemment, pour comprendre Donald Trump il faut s’absoudre des considérations purement politiques ou idéologiques, et regarder chaque problème sous l’angle du business. Un homme d’affaire n’est motivé que par une seule chose, faire du profit. Considérons maintenant la situation en nous mettant à la place d’un magnat de la finance nouvellement installé à la Maison Blanche. Faisant face d’un côté à des dépenses militaires importantes engagées dans la défense de l’Europe. De l’autre, un adversaire commercial et militaire dont il subit la forte concurrence, et venant menacer ses intérêts économiques en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud et parfois même jusque sur son propre territoire. Pour pouvoir faire face à cette concurrence, il va lui falloir « dégager du cash » dans ses investissements à l’Est pour les réinvestir à l’Ouest (et dans une moindre mesure, au Sud). Ainsi, l’idée de transformer la présence militaire américaine au sein de l’OTAN, en la faisant passer d’une obligation politique et idéologique (telle qu’on la concevait durant la guerre froide) à une obligation contractuelle et mercantile prend tout son sens.
Dès lors, les déclarations de Donald Trump sur l’OTAN doivent être entendues de cette manière. La simple considération politique ou idéologique ne suffira pas à vous placer sous le parapluie américain face à un potentiel envahisseur, notamment Russe. L’Alliance Atlantique se transforme ainsi en une « Assurance » dont les cotisations doivent être payées à temps, sans quoi aucune garantie de protection ne sera donnée. Ce faisant, la protection fournie aux Européens pesant moins lourdement sur le budget militaire américain, ce dernier pourra être réemployé plus efficacement dans la modernisation de ses capacités. En effet, depuis plusieurs années Washington fait face à des difficultés pour financer ses programmes militaires. Qu’il s’agisse du F-22 dont la production a dû être stoppée pour permettre la production de F-35 ayant lourdement impacté le budget des armées (dont le coût de ce seul programme militaire est désormais estimé à 2 000 milliards de dollars)[11]. Ou encore de ses échecs répétés dans le développement d’un missile hypersonique, en vue de rééquilibrer la puissance avec ses concurrents russes ou chinois. Il est vrai que les missiles hypersoniques ennemis représentent une menace, tant pour les porte-avions américains (fer de lance de l’US Navy et de sa capacité dissuasive en Asie), que pour l’équilibre de la dissuasion nucléaire basée sur la capacité de ses vecteurs à atteindre la cible à la même vitesse que l’ennemi en vue d’autoriser une riposte.
En résumé, lorsque Donald Trump déclare publiquement en février 2024 : « you got to pay your bills (vous devez payer vos factures) », cela évoque clairement, dans le discours trumpiste, le concept de « facturation » d’un service de protection.
CONCLUSION
Il va de soi que nous considérons (en droite ligne avec l’avis de l’OTAN et des européens) que de telles déclarations de l’ex-Président Trump peuvent être dangereuses et conduire des adversaires à tenter leur chance et croire en leur capacité à envahir des Etats proches, y compris européens. Mais que le but ici n’était pas de discuter du bon ou du mauvais caractère de la déclaration.
En souhaitant dépasser l’écueil de nombre d’experts, venant expliquer l’irrationalité des déclarations de Donald Trump sur la simple base d’une folie supposée de l’ancien locataire de la Maison Blanche, nous tentons ici de proposer une analyse psychologisante permettant de retrouver du sens et de la rationalité dans les récentes déclarations publiques du candidat Républicain. Certes, l’homme n’est pas exempt d’interventions ubuesques sur divers sujets au cours de son précédent mandat, et il n’est pas dans notre intention de tenter d’expliquer par cette démarche l’entièreté des débordements du candidat Trump. Cependant, en ce qui concerne le cas de l’OTAN, il nous semble que ses postions sont loin d’être aussi hasardeuses que certains le pensent. En étudiant les événements passés, nous avons pu voir l’importance du passé entrepreneurial du chef d’Etat américain, qui verra dans la Corée du Nord et le Groenland des opportunités économiques, telles qu’un homme d’affaire les auraient vues, au lieu d’y entrevoir une opportunité politique ou idéologique. Le biais dans l’analyse au sein de plusieurs médias (tout comme celle issue des experts politistes invités) du comportement trumpiste, semble encore plus surprenant lorsque l’on se souvient des analyses faites à l’encontre du Président américain G.W. Bush lors du déclenchement de la guerre en Irak. Là où l’administration Bush justifiait son action sur la base de critères politiques et stratégiques (à savoir, la suppression d’un dictateur venant oppresser son peuple et la menace militaire [supposée] que représentaient les armes de destruction massive irakiennes), nombre de commentateurs et observateurs de la vie politique avançaient l’idée d’une motivation purement mercantile, évoquant l’intérêt que pouvaient représenter les stocks d’énergies fossiles présentes dans les sols irakiens. Il est intéressant de voir que lorsqu’un magnat de la finance vient élire domicile à la Maison Blanche, les mêmes commentateurs et observateurs semblent oublier l’idée d’une motivation purement économique, et avancent désormais des arguments politiques, une idéologie nationaliste, ou encore une démence sénile.
Enfin, gardons-nous de toute explication basée sur la folie supposée lorsque nous ne comprenons pas le comportement d’autrui, en nous souvenant que « Ceux qui dansent sont pris pour fous par ceux qui n'entendent pas la musique » - Friedrich Nietzsche.
Auteur de la publication:

Adrien MANNIEZ
Docteur en Science Politique
Chercheur politiques publiques, analyse de l'Etat, relations internationales et des politiques de défense.
Consultant et conférencier, il est également fondateur de l'institut InSight.
[1] Révélations du journaliste Bob Woodward sur les liens entre Trump et Poutine
[2] Voir en ce sens les travaux du chercheur français William Genieys sur l’émergence d’élite(s) programmatique(s) face à la mutation de l’État.
[3] Selon le journal The Guardian, la raison pour laquelle Donald Trump aurait des vues sur ce territoire serait notamment parce qu’il « abrite certains des plus grands gisements de métaux rares, dont le néodyme, le praséodyme, le dysprosium et le terbium, ainsi que de l'uranium et des sous-produits du zinc », outre évidemment la place stratégique du territoire représentant un quart de la taille des USA. Source : Why does Donald Trump want to buy Greenland? | Donald Trump | The Guardian
[4] Source : site du conseil de l’Europe : https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/eu-us-trade/#:~:text=Les%20%C3%A9changes%20de%20biens%20entre,milliards%20d'euros%20en%202022.
[5] Source : https://www.politico.eu/article/us-europe-buy-american-weapons-military-industry-defense/
[6] STOCKHOLM INTERNATIONAL PEACE RESEARCH INSTITUTE (SIPRI) European arms imports nearly double, US and French exports rise, and Russian exports fall sharply 11 March 2024, disponible en ligne : https://www.sipri.org/media/press-release/2024/european-arms-imports-nearly-double-us-and-french-exports-rise-and-russian-exports-fall-sharply
[7] Pour un accès rapide aux chiffres publiés en 2024 : https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/05/la-chine-poursuit-l-augmentation-de-son-budget-militaire_6220179_3210.html#:~:text=P%C3%A9kin%20pr%C3%A9voit%20de%20d%C3%A9penser%20l,fois%20inf%C3%A9rieur%20aux%20Etats%2DUnis.
[8] https://information.tv5monde.com/international/la-chine-veut-devenir-la-premiere-puissance-militaire-du-monde-dici-2049-1110868
[9] https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/nucleaire-les-etats-unis-sinquietent-du-renforcement-rapide-de-larsenal-chinois-1988597
[10] GENIEYS William, Le Choix des armes : théories, acteurs et politiques, CNRS éditions, 2005.
[11] The F-35 Will Now Exceed $2 Trillion As the Military Plans to Fly It Less | U.S. GAO