Pourquoi sommes-nous véritablement en manque d’eau : voir au-delà de l’explication unifactorielle du « changement climatique ».
Après les cris d’alarmes à l’automne 2022 sur le potentiel manque d’électricité, toutes les inquiétudes se sont tournées dès l’été 2023 vers de potentielles coupures d’eau dans le sud de la France. La région des Pyrénées orientales a été frappée dès le printemps, avec certaines villes (telle que Corbère-les-cabanes) qui ont vu l’eau du robinet coupée faute d’eau potable disponible. Le réseau ayant été raccordé à une eau non potable, une distribution d’eau en bouteilles a été organisée localement. Et les préfectures de l’ensemble du Languedoc-Roussillon prennent des arrêtés pour limiter la consommation, craignant de voir cette situation se répandre sur toute la région avec l’arrivée des touristes en masse et des fortes chaleurs durant l’été.
Mais pourquoi sommes-nous en manque d’eau ?
Le réchauffement climatique: une explication qui semble couler de source.
Pourquoi les bassins de rétention et autres réservoirs sous terrain sont au plus bas niveau enregistré ? Les données météorologiques montrent très clairement une baisse des précipitations sur les régions frappées par ces pénuries. Sur les chaines d’informations, à la radio, ou ailleurs, experts et autres representants des partis politiques pointent la réalité du changement climatique qui semble être, dès lors, l’unique source du problème. Mais est-ce la seule variable pouvant expliquer cette pénurie ?
Le manque d’eau dans les régions du sud pour alimenter les besoins des populations dans les agglomérations n’est finalement pas un problème nouveau. Le pont du Gard en est un vestige majestueux. Pour parvenir à alimenter suffisamment la population grandissante de la ville de Nîmes, les romains construiront à partir de l’an 50 après J.-C. une canalisation de plus de 50km de long, soutenue par un total de 22 ouvrages d’art du même type pour fournir les 40 000m³ d’eau par jour, directement puisés dans la vallée de l’Eure[1]. Ce type d’aménagement pour la distribution de l’eau sera d’ailleurs reproduit partout autour de la méditerranée. Dans la ville de Carthage par exemple, les citernes d’eau de pluie ne suffisant plus à alimenter les populations locales (suite notamment aux sècheresses exceptionnelles de l’an 123 à 128[2]), la construction de l’aqueduc de Zaghouan-Carthage est lancée, apportant l’eau sur une distance de 132km de long[3]. Sans oublier le réseau de distribution d’eau potable pour alimenter la ville de Rome.
Ce n’est donc pas la première fois que l’eau tombant du ciel et l’eau apportée par les rivières et les fleuves ne suffisent pas à satisfaire les besoins d’une population sur une zone d’habitation dense, encore moins autour du bassin méditerranéen. Et peu importe l’époque, ces difficultés ont chaque fois réclamé à ce que les autorités politiques mettent en place des solutions, en lançant de grands programmes d’aménagements pour s’adapter aux évolutions, tant démographiques que climatiques.
Afin de dépasser le simple argument du changement climatique et des faibles précipitations de ces dernières années, nous est-il possible aujourd’hui d’enrichir le débat en suggérant d’autres phénomènes expliquant cette pénurie ? Mieux encore, à l’heure où de violents affrontements idéologiques ont lieu face aux tenants des théories complotistes niant l’existence du réchauffement climatique, nous est-il encore autorisé de suggérer l’idée selon laquelle d’autres causes peuvent venir s’ajouter, voire même (pourquoi pas) expliquer plus spécifiquement tout ou partie de cette pénurie qui frappe certaines régions de l’hexagone ?
Transformation des modes de consommation de l’eau potable en France.
Etant originaire du sud de la France, et observant la situation actuelle avec intérêt, un souvenir d’enfance longtemps oublié a ressurgi soudainement. Celui d’une grand-mère me racontant qu’à Montpellier en plein été à la fin des années 50, l’eau courante était coupée durant une bonne partie de la journée. Situation connue des anciens, qui nous racontaient qu’à l’époque « on ne le vivait pas si mal ». En effet les modes de consommation de l’eau potable étaient bien différents de ce que nous connaissons aujourd’hui. Nombreux étaient les immeubles ne disposant de sanitaires (douches, toilettes, point d’eau…) que sur le palier de chaque étage. Il est aisé de comprendre que dans de telles conditions, passer 20 minutes sous la douche ou remplir une baignoire chaque jour (geste aujourd’hui déconseillé pour des raisons d’économie d’eau) ne faisaient pas partie des habitudes des français. Il faudra attendre le lancement de programmes immobiliers modernes à la fin des années 60 et début 70 pour voir apparaitre dans la région sud (et dans le reste de la France) des appartements disposant systématiquement de salles de bain privées.
Au-delà des habitations, le réseau de distribution d’eau en lui-même a connu une transformation soudaine. Après-guerre, 70% des communes rurales n’étaient toujours pas desservies en eau courante et il faudra attendre la fin des années 1980 pour que la quasi-totalité du territoire soit desservie[4].
Si pratiquement aucun document aujourd’hui ne semble référencer l’évolution de la courbe de consommation d’eau par français sur ces 50 dernières années, on peut tout de même trouver quelques études sporadiques venant nous donner des éléments de réponse.
Ainsi, la consommation d’eau par jour et par habitant s’élevait en moyenne à 106 litres en 1975, et a atteint près de 165 litres à partir des années 2000[5]. De plus, la consommation est inégale d’une région à l’autre. En 2012 on relève une moyenne de 109 litres par habitant dans le Nord, contre 193 litres par jour en Corse[6]. La moyenne du volume d’eau par habitant dans le sud de la France a donc pratiquement doublé à partir de la fin des années 60, du fait notamment de l’évolution du réseau de distribution et de l’amélioration de la qualité des logements proposés.
L’explosion démographique
En marge du changement des modes de consommation de l’eau potable, la répartition démographique a également drastiquement évolué, notamment sur le pourtour méditerranéen. Si l’on prend l’exemple de Montpellier, la ville comptabilisait 123 000 habitants en 1962, puis 196 000 dès 1975, et atteint près de 300 000 habitants en 2020[7]. Par suite, outre l’augmentation de la consommation d’eau par français précitée, sur cette même période la population dans cette ville du sud de la France a plus que doublé, et les chiffres sont encore plus criants si l’on comptabilise les villes et villages environnants formant désormais la grande métropole de Montpellier (pratiquement 500 000 personnes selon l’INSEE[8]). Dans d’autres villes du sud comme Perpignan, l’explosion démographique semble de prima bord moins notable (passant de 83 000 en 1962 à 120 000 en 2017), même si les chiffres semblent plus équivoques si l’on englobe plus largement l’aire urbaine autour de la ville (323 000 habitants)[9].
Au-delà des grandes métropoles du sud, rajoutons l’apparition de nouvelles villes comme La Grande Motte (34), programme immobilier lancé au début des années 60 en vue d’attirer une masse touristique en bord de mer. Tout comme pour les aqueducs romains, Ce type d’aménagement du littoral sera reproduit tout au long de la côte méditerranéenne (y compris dans les Pyrénées orientales) dans les décennies qui suivirent, venant attirer encore plus de tourisme et de déplacement de populations durant les saisons estivales.
Depuis la construction de ces nouvelles stations balnéaires, des quantités importantes de touristes viennent s’y divertir, augmentant d’autant la consommation en eau potable. Rien que pour La Grande Motte, la ville passe de 9 000 habitants l’hiver à près de 100 000 personnes l’été[10], soit une population multipliée par 10 en moyenne. D’autres villes côtières autrefois de taille modeste ont vu leur démographie suivre la même tangente. Ainsi, dans les Pyrénées Orientales, la ville de Saint Cyprien est passée de 1 854 habitants permanents en 1962[11] à plus de 11 000 en 2020[12]. Les P.-O. subissant également de plein fouet l’explosion démographique estivale, avec des villes comme Argelès-sur-Mer passant de 10 000 habitants l’hiver à plus de 150 000 entre juillet et Aout[13], une augmentation de 1 400% ! Même phénomène pour Le Barcarès, Saint Cyprien et Canet en Roussillon. En tout, le seul département des Pyrénées-Orientales passe chaque année de 480 000 habitants l’hiver à 1,5 millions de personnes[14] en plein été, soit 212% à son plus haut niveau.
Une origine multifactorielle de la pénurie d’eau potable ?
Entre le changement radical des modes de consommation de l’eau potable depuis les années 60, allant jusqu’à pratiquement doublé la consommation de l’eau potable par jour et par habitant en moyenne en France, et le presque triplement du nombre de résidants à l’année dans certaines grandes villes du Sud de la France, auxquels il nous faut rajouter la vague touristique frappant certaines stations qui multiplient par 10 leur population l’été, le simple bon sens suffit à expliquer pourquoi les réserves s’épuisent et les installations actuelles ne suffisent plus. Ajoutons également la vétusté du réseau de distribution, dont les fuites font perdre 20% de l’eau captée dans les bassins avant d’arriver au robinet du consommateur[15].
Dès lors, même dans l’hypothèse d’un monde (que l’on ne peut que rêver collectivement) dans lequel le réchauffement climatique ne se serait pas produit, il nous est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle des niveaux de précipitations normaux n’auraient pas permis de couvrir les changements de consommation et de démographie que nous évoquons plus haut. Pas plus que la pluie et le réseau de distribution de la fin des années 50 ne suffisaient à fournir assez d’eau à nos grands-parents en pleine journée d’été dans des grandes villes du sud comme Montpellier.
Et pourtant aujourd’hui, les éléments que nous venons d’explorer ne sont jamais évoqués dans les débats, ni ne semblent être envisagés par les experts, partisans politiques, et autres élus tant nationaux que locaux aux micros des grandes radios et chaines d’information. Seule l’existence (certes irréfutable, rappelons-le ici) du changement climatique est avancée comme origine de la pénurie d’eau frappant les régions du sud de la France. Or de la manière dont on conçoit un problème, vont dépendre les solutions (techniques et politiques) que l’on va pouvoir envisager. Si la question du climat est considérée comme la seule origine du problème, alors la seule solution proposée est celle de la résolution de son réchauffement, point sur lequel il est difficile d’agir aujourd’hui, du moins, à court terme.
En revanche, si l’on identifie une cause plurielle, comme l’explosion démographique et les changements de modes de consommation de l’eau, problèmes déjà rencontrés par nos ancêtres, et notamment dans ces mêmes zones géographiques du bord de méditerranée, alors d’autres solutions plus locales et rapides peuvent être envisagées par les autorités politiques.
Des initiatives politiques néo-romaines pour le sud de la France ?
Que pouvons-nous faire, nous les héritiers spirituels, culturels et géographiques de ces bâtisseurs romains ayant rusé d’ingéniosité pour fournir, il y a plus de 2000 ans, l’eau nécessaire à la vie des habitants des villes du sud ? Pourquoi ne pas, à notre tour, aller chercher l’eau dans les régions qui n’en manquent pas ? Si certes les constructions maçonnées de type pont du Gard et aqueducs en pierre semblent aujourd’hui dépassées, il serait possible d’envisager des versions modernisées. Envisager, pourquoi pas, des « pipeline » transportant de l’eau potable d’une région en disposant suffisamment vers une région plus aride.
En Mars 2023, le Président de la République Emmanuel Macron, en déplacement à Savines-le-Lac, a présenté son « Plan Eau », annoncé comme un grand chantier visant à remédier au manque d’eau dans certaines régions de France. Le projet prévoit 5 axes[16] :
· Inscrire la sobriété dans tous les usages et dans la durée
· Lutter contre les fuites et moderniser notre réseau
· Investir massivement dans la réutilisation des eaux usées
· Planifier les usages de l'eau et accompagner les transformations des filières très consommatrices
· Mettre en place une tarification progressive et incitative de l'eau
L’inconvénient d’un tel projet reste qu’il ne vise qu’à diminuer les pertes d’eau dues aux fuites, et à modifier la manière dont l’eau doit être retraitée et réinjectée dans le circuit de consommation. Encore faut-il avoir de l’eau sur la zone concernée en première instance. Et aucun plan ne prévoit des projets d’aménagements, ou de grands chantiers incluant des « versions modernes » d’aqueducs pour faire parvenir de l’eau de régions en disposant, en direction de régions sinistrées de manière chronique. D’autres solutions sont probablement dans les cartons des spécialistes du milieu et pourraient être mobilisées, comme le projet de lutte contre l’évaporation de l’eau présente dans les bassins de rétention (par l’emploi de balles noires) en Californie, région nord-américaine fortement touchée elle aussi par le manque d’eau et les incendies à répétition. Quoi que le projet californien reste encore controversé aujourd’hui[17], l’on pourrait imaginer la fabrication cette fois de balles plus respectueuses de l’environnement dans leur processus de fabrication. De toute évidence, limiter l’évaporation n’aura peu si ce n’est aucun effet si nos bassins ne se remplissent pas par manque de précipitations.
Il convient donc d’appeler le pouvoir politique à adopter une démarche « néo-romaine » en construisant des installations venant se substituer aux aqueducs d’autrefois, pour apporter aux populations du sud de la France l’eau dont les populations ont besoin. Cette démarche semble d’autant plus juste lorsque cette eau rare et en quantité insuffisante même en hiver, doit être ensuite partagée en été par les habitants de ces régions désolées avec leurs compatriotes des autres régions encore épargnées. La Liberté de venir en vacances au soleil emporte, dès lors, l’Egalité dans l’accès à l’eau potable, et la Fraternité dans le partage de l’eau entre les territoires.
Auteur de la publication:

Adrien MANNIEZ
Docteur en Science Politique
Chercheur politiques publiques, analyse de l'Etat, relations internationales et des politiques de défense.
Consultant et conférencier, il est également fondateur de l'institut InSight.
Citations et références bibliographiques:
[1] https://www.pontdugard.fr/sites/default/files/documents/parcoursbd.pdf
[2] https://ehne.fr/fr/node/21222
[3] https://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/5685/
[4] https://www.cieau.com/espace-enseignants-et-jeunes/les-enfants-et-si-on-en-apprenait-plus-sur-leau-du-robinet/leau-potable-pour-tous-une-conquete-recente/
[5] Source : observatoire SISPCA, cité dans Quelle est la consommation d'eau par habitant en France ? (futura-sciences.com)
[6] Source : observatoire SISPCA, cité dans Quelle est la consommation d'eau par habitant en France ? (futura-sciences.com)
[7] https://www.montpellier.fr/189-recensement.htm#:~:text=Une%20forte%20augmentation%20dans%20les%20ann%C3%A9es%201960,-Le%20flux%20de&text=Entre%201962%20et%201975%2C%20la,forte%20progression%20enregistr%C3%A9e%20en%20France.
[8] https://www.insee.fr/fr/statistiques/3673373#:~:text=Montpellier%20M%C3%A9diterran%C3%A9e%20M%C3%A9tropole%20compterait%20entre,que%20sur%20la%20p%C3%A9riode%20r%C3%A9cente.
[9] Sources : fiches de l’INSEE disponibles sur le site de l’institut à l’adresse suivante : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277602?sommaire=4318291
[10] https://www.lagrandemotte.fr/wp-content/uploads/2019/07/MIM-63-VOK-BD.pdf
[11] Saint-Cyprien - Notice Communale (ehess.fr)
[12] Populations légales 2020 − Commune de Saint-Cyprien (66171) | Insee
[13] Pendant les vacances d'été, les P.-O. dépassent le million d'habitants - lindependant.fr
[14] Pendant les vacances d'été, les P.-O. dépassent le million d'habitants - lindependant.fr
[15] En France, 20% de l'eau est perdue à cause des fuites dans les canalisations (lefigaro.fr)
[16] Présentation du Plan eau. | Élysée (elysee.fr)
[17] https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Environnement/boules-plastique-economiser-leau-solution-pas-tres-ecolo-2018-07-17-1200955757